Portraits d’Espaces

Qu’est-ce qui se passe dans les Portraits d’espace de David Coste ?

octobre 2016

On sait l’intérêt de Roland Barthes pour les arts visuels, mais on s’est rarement intéressé à l’influence de sa pensée dans le processus de création des artistes, négligeant ainsi de mettre au jour la postérité théorique et esthétique de son œuvre dans l’art contemporain. La série de photographies Portraits d’espaces (2012-2015) de l’artiste David Coste témoigne de proximités électives entre l’artiste et l’écrivain. Les notions d’« objets-signes », de « ça a été », de « punctum » ou encore de « neutre », la question de l’auteur, comme les outils d’une sémiotique de l’image s’y trouvent revisités et actualisés dans le champ actuel de la création artistique.

On sait l’intérêt de Roland Barthes pour les arts visuels, mais on s’est rarement intéressé à l’influence de sa pensée dans le processus de création des artistes, négligeant ainsi de mettre au jour la postérité théorique et esthétique de son œuvre dans l’art contemporain. Pourtant, des artistes de grande notoriété, notamment Marcel Broodthaers, Yves Klein, Annette Messager, Raymond Depardon, Yinka Shonibare, Richard Prince, Barbara Kruger, Édouard Levé ou Pascal Convert, ont revendiqué, au-delà d’un simple effet de mode ou d’un opportunisme de calendrier commémoratif, leurs affinités avec ses écrits (1). En termes méthodologiques, il faudra cependant se garder de toute interprétation abusive et de tout rapprochement intempestif pour tenter de savoir, en un retournement de sa question « Qui c’est, Cy Twombly ? » (Barthes : [1979] 1982, p. 145), quel Barthes ont lu les artistes qui font référence à ses écrits, et ce qui, dans ses textes, a pu accompagner leur démarche. C’est cette question que nous avons soumise à un artiste, David Coste (2), dont la série photographique Portraits d’espace (3) (2012-2015), témoigne, sans aucun caractère illustratif, de certaines proximités électives avec l’écrivain. Dans sa bibliothèque, prennent place les Fragments d’un discours amoureux, Mythologies, L’Empire des signes, et La Chambre claire, ainsi que divers articles et enregistrements, entrant en résonance avec sa propre pensée et sa sensibilité, mais suscitant aussi, parfois, doutes et critiques.

(1) Magali Nachtergael, maîtresse de conférences en littérature française contemporaine à l’université Paris 13, a posé les fondements d’une recherche sur cette question. Voir: NACHTERGAEL (Magali): 2015, Barthes contemporain (Paris: Max Milo). En 2015, le commissariat de l’exposition «Lumières de Roland Barthes», organisée par le FRAC Aquitaine, lui fut con é. Cette exposition fut présentée sur deux sites. À Bordeaux, dans les locaux du Frac, avec pour sous-titre «L’Écrivain en vacances: sur la plage», avec des dessins de Roland Barthes, des œuvres de la collection du FRAC Aquitaine et de Vincent Meessen, réalisateur d’un lm, Vita Nova (2009) –en référence au projet de roman de Roland Barthes–, sur la vie de Louis Gustave Binger, grand-père de Barthes ancien administrateur de la Côte d’Ivoire. À Orthez, en Pyrénées-Atlantiques, l’exposition «Lunettes noires et chambre claire» fut proposée au centre d’art contemporain image / imatge, avec notamment des œuvres de Christian Boltanski, Robert Mapplethorpe, Claude Lévêque, Ulla von Brandenburg, Dove Allouche, Robert Barry, Hamish Fulton, Urs Lüthi, ou David Coste. (2) Né en 1974 à Thiers, David Coste est un artiste articulant la pratique de la vidéo, du dessin, de la photographie et des dispositifs sonores. Il est enseignant à l’Institut supérieur des arts de Toulouse et à l’École supérieure d’art des Pyrénées à Pau. Site de l’artiste: http://www.davidcoste.com/textes/, consulté le 26 juin 2016. (3) () David COSTE, Portraits d’espace, 2012-2015, série de 12 photographies noir et blanc, chacune 16,5 x 21,5 cm. Les photographies en annexe ont été reproduites avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Revue Belge de Philologie et d’Histoire / Belgisch Tijdschrift voor Filologie en Geschiedenis, 94, 2016, p. 625-633

1. Portraits d’espace, avec Barthes

La plupart des Portraits d’espace sont des images elliptiques –dont on sait que Barthes les affectionnait (Barthes: 1977) (4)–, plaçant le regardeur en situation d’incertitude. L’absence d’intelligibilité immédiate de plusieurs œuvres de la série exclusivement en noir et blanc, instaure en effet le doute : qu’est-ce que je vois ? Dans certaines photographies, des « objets-signes » (Barthes: [1961] 1982, p. 19) (5), tels un rocher de carton-pâte, le pied d’un réflecteur ou un chromo distendu figurant une plage, sur fond de mur de briques, suggèrent que ces espaces clos, dont David Coste entend faire le portrait, sont des studios de photographie. L’angle de vue, dans ces images, révèle explicitement l’artificialité du décor dans sa trivialité, sa banalité, son utilité. Ces portraits, en place d’une hypothétique ontologie de l’espace, en restituent la matérialité et la condition, celle-ci étant, comme on pourrait le dire avec Régis Durand évoquant un courant de la photographie contemporaine, « “théâtrale” et “anti-théâtrale” en même temps » (Durand : 2014) (6). La scène et les coulisses, le décor et son envers, sont en effet livrés ensemble au regard.

Dans d’autres portraits, le point de vue peut se focaliser dans le décor même, donnant à voir pour seule réalité l’image dans l’image. Le cadrage ne révèle pas alors l’arti ce, mais il nous plonge à l’intérieur-même du leurre. Mystifiés, ou bien consentants à la poésie des chromos, nous voici dans l’espace du portrait d’espace, devant la mer et le ciel nuageux.

Les photographies originelles, trouvées sur Internet ou chinées chez les brocanteurs, sont des images produites, depuis le début du XXe siècle, par des studios photographiques, le dispositif, jusqu’à nos jours, étant resté le même pour réaliser des portraits, un arrière-plan et un éclairage suffisant à la prise de vue. Les personnages (soldats au retour de la guerre, familles, enfants ou adultes anonymes) sont ensuite effacés par traitement numérique, pour conserver seulement, et partiellement, l’espace de la prise de vue, qu’habituellement nous regardons à peine. Le procédé –«Ici l’auteur c’est moi, mais pas tout à fait», souligne David Coste, en forme de clin d’œil aux travaux de Barthes–, consiste donc à décontextualiser le décor, à le sortir de son histoire, à décentrer l’objet de la prise de vue. Or, ces décors ont pour spécificité de n’en avoir justement pas, d’être relativement « approximatifs » (7), en quelque sorte «sans qualités», et ces images banales, difficilement

(4) Barthes y revient sur son goût «de l’interruption», des «formes brèves», des «représentations elliptiques», de «la brièveté». (5) Dans d’autres images de la série, un réflecteur, des feuilles de palmier factice, ou un tapis usé en tiendront lieu. (6) Régis Durand fait ici allusion aux travaux de Jeff Wall, Thomas Demand, Hiroshi Sugimoto, et Thomas Struth. (7) Les citations sans références, dans l’ensemble de cet article, se rapportent aux propos de David Coste, recueillis lors d’entretiens avec moi en septembre et octobre 2015.

identifiables,laissent place à l’interprétation, leur ambiguïté même incitant à plusieurs niveaux de lecture. Cette série, que David Coste pensait close, mais dont deux acquisitions récentes annoncent l’inachèvement –comment, aujourd’hui, décider du contraire, dans le flux in ni d’une inépuisable banque d’images ?–, aurait pour matrice, explique-t-il, « une image absente », celle d’un photogramme du Blow up (1966) de Michelangelo Antonioni (8). L’inclure dans la série, sous forme citationnelle, serait une entorse au protocole, mais sa pertinence est évidente pour penser, dans l’image, la part de la réalité et celle du fictionnel, la place du regard et celle du support, l’importance du cadrage et celle du hasard (9). Cet effet de loupe, que Barthes observa dans la peinture de Bernard Réquichot –«isolez, regardez, agrandissez et traitez un détail, vous créez une œuvre nouvelle» (Barthes: [1973] 1982, p. 203)– permet de «modifier le niveau de perception » habituel.

À l’origine de la série, il y a aussi, explique l’artiste, un intérêt pour les arrière-plans cinématographiques et leur pouvoir d’évocation. David Coste fait allusion à Alfred Hitchcock, «dont les décors installent une fiction, font signe, donnent, sociologiquement, à voir des lieux », et aussi à David Lynch, à ses images de pure émotion esthétique, quand la fonction du décor bascule et que celui-ci laisse place à « quelque chose d’atmosphérique », à un « climat », quand l’espace devient « presque sonore ». Chaque Portrait d’espace, procédant par effacement et déplacement, porte ainsi la trace d’une singularité, d’une intrigue spécifique, d’une intimité, d’une suspension d’espace et de temps, quand la porosité entre passé et présent instaure l’anachronisme. Le traitement numérique de l’image facilite une ancienne pratique d’appropriation, de détournement et de falsi cation, utilisée par exemple par Francis James Mortimer (1874-1944) lorsqu’il recomposait ses travaux en assemblant des fragments pour obtenir l’image désirée, instaurant un dispositif de « vraies fausses photos documentaires ». À l’évidence, constate David Coste, « on ment à partir du moment où on fait de la photographie », et il n’y a pas lieu d’opposer, en cela, l’argentique au numérique.

Malgré la dimension conceptuelle du processus de création, manifeste dans la systématisation de la méthode, la sérialité, la mécanisation, la « conscience » du message graphique, et, paradoxalement, dans une certaine littéralité revendiquée, les Portraits d’espace échappent à toute réduction tautologique. Peu bavards, ces «espèces d’espaces» (10) restent en effet dotés d’un fort pouvoir d’évocation –comme on parlerait d’un fort « coefficient d’art »–, car toute tentative de présentation en place de représentation est vaine tant l’accès à la réalité, dans la banalité et la neutralité même de celle-ci, toujours emprunte à l’imaginaire. Il faudra donc, explique l’artiste, « intervenir au minimum », en se gardant bien de sélectionner ce qui pourrait avoir «un effet punctum». La décision de «tout passer au noir et blanc» relève aussi, sinon d’un principe d’indifférence post-duchampien, du moins d’une volonté de neutralisation de certains effets.

(8) Michelangelo ANTONIONI, Blow up, 1966, photogramme du lm. Film couleur, Angleterre / Italie / USA, 112’. Production Carlo Ponti © Carlo Ponti Production. (9) Joan Fontcuberta s’est approprié cette image pour Blow up Blow up, un projet présenté lors des Rencontres photographiques d’Arles en 2015, des agrandissements occasionnant la perte de la scène initiale, mais donnant à voir les détails du support lui-même (grain, traces et accidents). Voir: http://www.rencontres-arles.com/C.aspx?VP3=CMS3&VF=ARL_212_ VForm&FRM=Frame:ARL_374, consulté le 26 juin 2016. (10) Je fais évidemment référence à PÉREC (Georges) : 1974, Espèces d’espace (Paris : Galilée).

Abaisser ainsi le seuil d’intervention laisse cependant advenir la surprise, car «on est toujours étranger à sa propre photographie, on y découvre ce que l’on n’avait pas vu». Ce qui importe, c’est de saisir quelque chose d’un moment et d’un lieu: «ce décor, dont tout le monde se fout, ce décor sans qualité, “a été” », malgré la difficulté qu’il y a, et que Barthes connaissait bien, à « attraper cette réalité ».

D’autre part, dans ces « portraits de vide », donnant à voir une « présence spectrale» (Coste [David]: 2011), se joue aussi ce que David Coste appelle une « perte d’espace », une disjonction, ce qui pourrait faire écho à ce qu’écrit Thiphaine Samoyault cherchant à dé nir l’interrogation sur le Neutre que Barthes « conduit tout au long de son parcours » : l’idée de « tendre vers un insaisissable ou une impossibilité, d’aller vers quelque chose que l’on voit en même temps s’évanouir » (Samoyault : 2015, p. 272). Si, dans son article publié en 1961, « Le message photographique », Barthes écrivait que « rien ne dit qu’il y ait dans la photographie des parties “neutres”, ou du moins l’insignifiance complète de la photographie est-elle peut-être tout à fait exceptionnelle» (Barthes: [1961] 1982, p. 21), il clarifiera plus tard l’idée de Neutre dans son cours de 1978, où il « déploie la puissance et le cheminement de la notion qui, de proposition théorique (le neutre comme ‘degré zéro’), devient une véritable éthique (contre l’arrogance) débouchant sur une esthétique (de la notation, de l’incident) » (Samoyault : 2015, p. 670). Les Portraits d’espace, sous cet angle, en présentent tous les attraits.

Avec Barthes, David Coste partage encore un goût pour les fragments, les bribes, les recompositions, en un parti-pris non totalisant et non linéaire qui préside aussi bien à l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg (11) qu’aux Building Stories (2012) du dessinateur Chris Ware, fondées sur la rupture dans la chronologie et la narration, l’un et l’autre figurant au répertoire des références culturelles de l’artiste. Chaque Portrait d’espace est d’ailleurs une ellipse, faisant implicitement retour à l’histoire de la peinture et à celle de la photographie, que l’image s’inscrive dans la tradition figurative ou tende vers l’abstraction, qu’elle soit du côté de l’hypnotique de Kazimir Malevitch ou du kitsch de Martin Parr.

Si David Coste, sans complaisance –et non sans pertinence puisque l’on trouve les mêmes critiques sous la plume des plus éminents commentateurs de Barthes–, avoue son agacement devant la «vision exotique» du Japon que traduit l’Empire des signes, et s’il reproche à Barthes une certaine «mise en scène de l’intellectuel », une « tendance au narcissisme », autant que « le caractère confus de certaines notions, notamment celle de Neutre », il voit avant tout en lui l’initiateur d’une idée vertigineuse, à même, dans sa complexité, de faire of ce de l conducteur du processus de création qu’il met en œuvre : être à la fois « dedans et à l’extérieur » de l’image.

(11) Une étude figure dans la bibliothèque de son studio: RECHT (Roland): 2012, L’Atlas Mnémosyne (Paris: l’Écarquillé, «Écrits II»). David Coste mentionne Batia Suter et le processus encyclopédique qu’engage son travail aujourd’hui.

2. Barthes avec Benjamin

Un autre auteur fut pour David Coste d’une influence déterminante dans la conception des Portraits d’espace. Un passage de la Petite histoire de la photographie (1931), consacré par Walter Benjamin à la lecture d’une image anonyme, aura servi de déclencheur à l’invention de la série. Cette image est un portrait de Kafka enfant, Franz Kafka at the age of five, with his favourite horse (vers 1889), appartenant à Benjamin, qui la décrit ainsi : C’est à cette époque que ces ateliers apparurent, avec leurs draperies et leurs palmiers, leurs tapisseries des Gobelins et leurs chevalets, balançant avec une grande confusion entre exécution et représentation, chambre de torture et salle du trône, dont un portrait du jeune Kafka apporte un témoignage émouvant. Le garçon, âgé d’environ six ans, affublé d’un costume étriqué, presque humiliant, chargé de passementeries, s’y tient dans une sorte de décor gurant un jardin d’hiver. Des feuilles de palme garnissent l’arrière-plan. Et comme pour rendre ces tropiques capitonnés encore plus pesants et suffocants, le modèle tient dans sa main gauche un chapeau démesuré à larges bords, comme en portent les Espagnols. Sûrement disparaîtrait-il dans cette mise en scène, si ces yeux, d’une incommensurable tristesse, ne dominaient ce paysage composé pour eux (Benjamin : [1931] 2015, p. 31). Les objets du simulacre (draperies et feuilles de palmiers, tapisseries et chevalets), « cette sorte de décor » où le sujet prend la pose dans les « tropiques capitonnés» de l’atelier du photographe, tiennent lieu d’opérateurs de falsi cation. Dans les Portraits d’espace, de tels éléments mettent au jour le semblant dans l’image.

Cette photographie d’atelier, où le jeune Kafka pose devant «un décor un peu médiocre », quand se joue la difficulté, ou plutôt la douleur, à faire coïncider extériorité et intimité, théâtre et vraie vie, devient support à l’identification pour Benjamin comme pour David Coste. Ce dernier évoque à cette occasion l’un de ses premiers travaux, un lm ayant pour titre La réalité des fantômes (2007), sorte de photomontage constitué de bribes de photographies représentant divers lieux. Parmi celles-ci, se trouve une photographie d’enfance où il est entouré de sa mère et de sa grand-mère (12), un cliché pris dans un zoo, avec vrais-faux rochers et vrais-faux paysages recomposés. Il associe ce sou- venir à d’autres images de paysages « pittoresques, arrangés, contrôlés », zoos ou parcs d’attraction, zones résidentielles ou décors urbains, qui le renvoient à des souvenirs dont il veut conserver, «en dehors de toute dimension auto- biographique ou psychologique», des «choses esthétiques, des images, des nœuds ». Il y a là, comme dans les écrits de Barthes, et tout particulièrement dans ses textes sur la photographie, quelque chose de très intime –de l’ordre du biographème– dont les effets persistent. On peut identifier, dans ces souvenirs d’enfance, le point de départ d’un dispositif d’énonciation, les raisons d’un goût revendiqué par David Coste pour ce que l’on appela le pastoral au XIXe siècle, une certaine affection pour l’invention d’une nature qui, «au final, se révèle décor», en une ambiguïté quelquefois ouvertement assumée dans le décor cinématographique, photographique ou publicitaire. On rencontre également l’idée d’un « décor amateur, bricolé », souligne l’artiste, dans certains dispositifs d’art contemporain, comme il en est des maquettes à l’échelle 1/1 que conçoit Thomas Demand avant de les photographier, puis de les détruire. Le caractère vernaculaire –« tout à la fois aimé et détesté » reconnaît David Coste–, de cette imagerie, de ces dispositifs, entre en sympathie avec l’intérêt de Barthes pour les images populaires au décryptage desquelles il s’exerça alors que peu de monde s’en préoccupait, ce dont Walter Benjamin fut un autre précurseur.

(12) Ces dernières seront toutes deux effacées de l’image retenue dans le photomontage.

Ainsi, dans ses dessins, en général élaborés à partir de banques d’images, ses photographies, ses vidéos ou ses installations, David Coste construit-il des récits disjonctifs, bricolant des espaces qu’il aime « factices et vraisemblables », des constructions «entre réalité et fiction, qui empruntent autant au décor de cinéma qu’à des architectures sans qualité ou à des utopies qui auraient pris place dans le réel » (Coste [David] : 2013).

Deux points, encore, avec Walter Benjamin et Roland Barthes, sont susceptibles d’accompagner notre regard sur les Portraits d’espace de David Coste. L’un concerne la technique, car Benjamin ne s’intéresse pas seulement à une lecture des signes, à une sémiotique de l’image dont Barthes fut l’un des grands penseurs, mais il s’applique aussi, car la forme jamais n’est dissociable du sens, à une lecture technique de la photographie pour considérer « l’absolu continuum de la lumière la plus claire à l’ombre la plus obscure», évoquant le «procédé de gravure à la manière noire» (Benjamin: [1931], 2015, pp. 31-32). Or, la série Portraits d’espace est réalisée selon le procédé de tirage Piezography, à l’aide d’une imprimante à jet d’encre, avec une série de sept types de purs pigments de carbone, du noir au «neutre» (selon le terme technique en usage), en passant par différents niveaux de gris. La résolution des images, l’intensité et la douceur des nuances, le velouté, la matière conférée par la qualité du papier (13), sont exceptionnels, le résultat rivalisant avec le procédé de gravure inventé au XVIIe siècle, auquel fait allusion Benjamin, la manière noire, autorisant des noirs intenses, des gris profonds et des blancs dotés à la fois de transparence et de matité. Ainsi, dans certains Portraits d’espace, l’objet et le référent se dissolvent-ils dans l’abstraction, tout objet identi able laissant place à la sensualité de la couleur, de la lumière et de la matière, la technique d’impression prenant ici une part essentielle à la facture de la série. L’autre associe la parole de Benjamin et celle de Barthes. Dans la suite du texte bref et décisif qu’est la Petite histoire de la photographie, Benjamin s’interroge sur ce qu’il appelle la disparition de l’aura: «Cette image, dans sa désolation in nie, représente le pendant des premières photographies sur lesquelles les gens ne paraissaient pas encore abandonnés et seuls au monde, comme l’est ici le petit garçon. Il y avait autour d’eux une aura, un médium qui, imprégnant leur regard, leur conférait plénitude et assurance». L’aura, écrit-il, est « un étrange tissu d’espace et de temps » (Ibidem, p. 39).

(13) Museum Etching, de la marque Hahnemühle, 350 g, 100% coton, blanc naturel.

Voilà sans doute, précisément, ce que sont les Portraits d’espace, remarquables en cela qu’ils font tenir ensemble, un peu à la manière de ce qu’écrit Benjamin des photographies d’Atget, l’aura et « l’extraction de l’objet hors de son enveloppe, la destruction de son aura » (Ibidem, p. 41). Les éléments de décor des fictions vraies des Portraits d’espace, dans leur apparente banalité, soutiennent et démystifient dans le même temps l’aura de l’image, donnant –nous voici à nouveau pris dans la tension entre théâtralité et anti-théâtralité– «à voir le processus comme tel». L’image advient alors à notre regard sur le mode de l’incident, dont Roland Barthes écrivait qu’il «est simplement ce qui tombe, doucement, comme une feuille, sur le tapis de la vie. C’est ce pli léger, fuyant, apporté au tissu des jours ; c’est ce qui peut être à peine noté » (Barthes : [1971] 2002, p. 109).

Ce caractère d’incident, ce pli, pourrait bien être l’un des attributs de l’art aujourd’hui, sa chance, alors même qu’il échappe à toute définition, à toute réduction ontologique qui ne tiendrait pas compte du statut de l’œuvre dans sa pluralité. Il fait que l’œuvre résiste. Aux modes, au marché, aux commentaires. Car l’incident est le lieu de la singularité absolue –antidote à la bêtise (Coste [Claude]: 2011)–, il est l’instant du possible, faisant vaciller le cours des choses, dérangeant l’ordre, les savoirs et les pouvoirs.

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Bibliographie

BARTHES (Roland) : [1961], « Le Message photographique » ; [1973], « Réquichot et son corps » et [1979], « Cy Twombly ou No multa sed multam » in BARTHES (Roland) : 1982, Obvie et l’obtus. Essais Critiques III (Paris : Seuil, « Points »). [1971], «Aziyadé» [préface à Pierre Loti, Aziyadé], in BARTHES (Roland) Œuvres Complètes, Tome IV, éd. Par MARTY (Éric): 2002 (Paris: Seuil), p. 109. ___: 7 décembre 1977, «Le plaisir de l’image», 3e partie. Entretien avec Jean Marie Benoist et Bernard Henri Levy, 26’ 34’’. Archives sonores INA. BENJAMIN (Walter): [1931], 2015, Petite Histoire de la photographie (Paris: Allia). COSTE (Claude) : 2011, Bêtise de Barthes (Paris : Klincksieck, « Hourvari »). COSTE (David): 2011, «Entretien», in Un coup de dés.net, «Le Centre d’art image/imatge joue la porosité, avec David Coste, Jérôme Dupeyrat, Grégoire Romanet », http://www.uncoupdedes.net/fr/contribution/entretien/, consulté le 24 juin 2016. DURAND (Régis): 2014, «Un art incertain», Art Press 2, 34, La Photographie un art en transition. PÉREC (Georges) : 1974, Espèces d’espace (Paris : Galilée). RECHT (Roland): 2012, L’Atlas Mnémosyne (Paris: L’Écarquillé, «ÉcritsII»). SAMOYAULT (Tiphaine): 2015, Roland Barthes (Paris: Seuil, «Fiction & Cie. Biographie »).

Texte d’Évelyne TOUSSAINT, Université de Toulouse – Jean Jaurès pour la Revue Belge de Philologie et d’Histoire / Belgisch Tijdschrift voor Filologie en Geschiedenis, 94, 2016, p. 625-633